Quel rapport entre Lucrèce et Titanic, Aristote et le Soldat Ryan ? La salle de cinéma apparaît comme le lieu idéal pour développer cette proposition : plutôt que subir les images, les utiliser comme pré-texte et comme introduction à la philosophie.
Dans quelques instants, la lumière va s’éteindre, et vous allez pouvoir, confortablement installé dans votre fauteuil, assister à la mort d’un être humain.
Un être humain risque de mourir devant vous.
Disons un. C’est souvent plus. Titanic, trois mille. Le soldat Ryan, combien ?
A un tel spectacle nous pouvons ressentir, et c’est, disait Aristote, ce qui nous sauve, terreur et pitié. Mais la tragédie grecque purgeait les passions car elle était vue rarement, une ou deux fois par an ; le cinéma est un spectacle dont la disponibilité est permanente. La répétition nuit à la catharsis, en usant nos capacités de terreur et de pitié ; trop souvent sollicitées, elles s’amenuisent : nous nous blindons. A l’inverse, Aristote remarquerait peut-être aussi, autre produit moderne, l’apparition d’une terreur sans pitié. Ou d’une pitié mêlée du bonheur de ne pas être à la place de la victime sur l’écran.
Qu’il est doux, écrivait Lucrèce, d’assister à un naufrage depuis le rivage, ou à une bataille sans prendre sa part du danger.
Qu’il est doux, le métier de spectateur.
Non qu’on se réjouisse du malheur d’autrui, mais quelle chance de ne pas y être, quelle joie de voir à quels dangers on échappe.
Aller au cinéma : s’offrir un désastre dans les meilleures conditions possibles ? Titanic ou le Soldat Ryan donnent à la fois le frisson du « comme si on y était », et la certitude heureuse de ne pas y être. On en prend plein la vue, disons-le : plein la gueule. Mais on en ressort invariablement sans une égratignure. Des héros invincibles, des incassables, des survivants professionnels.
Le cinéma, c’est la mort du monde, le monde moins son danger. C’est le monde, pour ainsi dire castré. La prolifération de violence sur les écrans, si souvent dénoncée, n’est possible que parce que l’effet de cette violence n’est pas réel, pas complet. Cette violence est inefficace, elle ne s’exacerbe que parce qu’elle s’exaspère. Le soldat Ryan n’a jamais tué, ni Titanic jamais noyé personne.
Tel est le paradoxe. Plus le film devient violent, plus le siège devient confortable.
Bon fauteuil. Et bon film.
O.P.