Le fauteuil des uns s’arrête là où commence le fauteuil des autres. Mais quelle étrange chose qu’un accoudoir. Un no man’s land, un entre-deux.
A la fois garantie d’espace vital minimum, et ouverture d’un espace encore à conquérir ou à abandonner - une table de négociation, où tout se joue à coups de coudes.
En attendant que le film commence, on attend, on bavarde, on lit. Pendant ce temps, les fauteuils se remplissent, un sur deux, suivant une règle de dispersion où chacun – et ce chacun est de taille variable : individu, couple, groupe -, en cherchant à préserver sa sphère d’intimité, préserve automatiquement celle des autres.
De même que la politesse consiste, en rase campagne, à saluer le promeneur, la politesse urbaine, née de la congestion, consiste à s’ignorer le plus longtemps possible. Alors qu’au théâtre, le bruit du voisin nous gêne pour lui, ou collectivement comme bruit pouvant perturber les acteurs, au cinéma le bruit du voisin est vécu comme une attaque personnelle. On fera tout pour l’éviter, ce voisin. Manteau, sac, parapluie, tout est bon pour marquer son territoire.
Pourtant, art industriel, le cinéma, comme l’architecture, implique d’emblée sa vision collective. Un film est fait pour être vu dans une salle pleine, au coude à coude. Le premier plaisir est de le partager. Les grands ensembles modernes : les films.
Une salle de cinéma connaît ainsi trois états remarquables : le vide, le plein, et le seuil critique du un sur deux. Ce seuil critique est un seuil mental. On n’accepte pas de voisin immédiat dans une salle presque vide, on l’accepte de plus en plus volontiers quand on approche de la salle pleine. Deux plaisirs apparemment opposés - voir le film pour soi tout seul, ou le voir tous ensemble - plongent leurs racines dans le même paradoxe : le cinéma est une fête, donc collective, mais une bien étrange fête, où il s’agirait, tous ensemble, de regagner un peu de solitude. Les uns contre les autres, s’offrir pourtant une respiration.
Il y a dans l’accoudoir escamotable la promesse d’une utopie. Celle d’un monde où les coudes feraient l’amour, pas la guerre. L’utopie – on peut toujours rêver - d’un monde sans coudes.